En ce qui concerne spécifiquement la communauté
hippie de Goa, son origine et ses coutumes, quelques
essais et livres ont déjà été
publiés[3]. Par conséquent, seules les
grandes lignes nécessaires à la compréhension
du contexte dans lequel est née la musique
homonyme seront tracées ici.
Goa, un Etat indien à
part
L’état de
Goa,
avec un peu plus d’un million d’habitants,
est situé a peu près au milieu de la
côte ouest de l’Inde.
En 1510, les Portuguais débarquèrent
sur ses plages et la colonisation européenne
dura jusqu’en 1961.
Cette présence
occidentale pendant 450 ans a fortement marqué
la vie culturelle de Goa, par exemple au
niveau des fêtes traditionnelles catholiques
célébrées à la fin de
l’année.
Par conséquent, c’est une région
un peu à part de l’Inde : les habitants
de Goa eux-mêmes se sentent un peu comme des
étrangers en Inde.
Cela a facilité l’installation des premiers
hippies durant les années 60, considérés
comme de nouveaux colons, et envers lesquels les habitants
de la région se sont montrés aussi tolérants
qu’avec les Portugais.
Les hippies débarquent…
Ces premiers hippies qui voyagèrent à
Goa étaient autant attirés par les plages,
la gentillesse des habitants, le faible coût
de la vie, la douceur du climat en hiver ou la spiritualité
indienne que par le hashish local, qui est resté
légal jusqu’au milieu des années
70. Un des premiers hippies à débarquer
là-bas au milieu des années 60 s’appelait
Eight-Finger Eddie. Lui et quelques
autres lancèrent les premières «
Goa parties » : feux de camp sur la plage, guitares
acoustiques, et danse sous l’influence de substances
plus ou moins licites…
A Noël, Goa devint le lieu de rendez-vous officiel
de tous les hippies explorant le vaste monde asiatique.
Ils se retrouvaient sur les plages d’Anjuna,
de Vagator, de Calangute pour se raconter leurs périples
annuels.
Vagator depuis le vieux fort portugais |
Au début, ils arrivaient et louaient une maison
pour un ou deux mois, mais bientôt, certains
s’y plurent tellement qu’ils s’y
installèrent définitivement. La communauté
hippie de Goa commença alors à croître
de façon importante.
…puis la musique électronique
Pendant les années 70, le répertoire
musical des premiers DJs de Goa était constitué
des musiques planantes, principalement rock, de l’époque
: Led Zeppelin, the Who – ces deux groupes s’étant
eux-mêmes rendus à Goa - the Grateful
Dead, the Doors, Neil Young, the Eagle, Pink Floyd,
mais aussi Bob Marley, Parliament...
Dès 1979, on pouvait entendre un ou deux morceaux
de Kraftwerk durant les parties. Mais c’est
en
1983 que deux DJs français,
Laurent et
Fred Disko, bientôt suivis par
Goa
Gil, organisateur des « Full Moon Parties
» alternant groupes live et DJs, commencèrent
à se lasser des morceaux “rock/fusion/reggae”
qu’ils jouaient, et balancèrent les premiers
sons electrobeat en provenance d’Occident :
Cabaret Voltaire, Nitzer Ebb, Front 242, Frontline
Assembly, the Residents, New Order, Blanc Mange…
GoaGil et sa femme Ariane |
On peut noter au passage que ce
mélange des genres n’est pas sans rappeler
ce qui se passait à la même époque
aux Etats-Unis, à Detroit, sur la radio WGPR
où officiait Charles Johnson, alias Electrifying
Mojo, ou à Chicago sur les pistes de danse
du club gay noir The Warehouse où un certain
Frankie Knuckles était aux platines. Les bases
de la Techno, de la House et de la Goa Trance furent
posées à la même période.
A Goa, L’accueil de ces nouvelles sonorités
fut tout d’abord très mitigé.
Les disques passés par Fred Disko étaient
un peu trop bizarres pour les hippies. Laurent pris
alors les choses en main, et grâce à
un style moins excentrique que celui de Fred, les
acidheads commencèrent peu à peu à
préférer les sons étranges produits
par les synthés au wah-wah de Jimi Hendrix.
Au final, cette musique s’avérait également
plus facile à danser.
Les mixes Goa
A partir de ce moment-là,
la collecte et l’échange de musiques
toujours plus étranges et planantes, baptisée
«
special music », en
provenance du monde entier devint le sport officiel
pratiqué par la communauté hippie de
Goa. Le remix des morceaux rapatriés était
indispensable, car ils contenaient bien souvent des
paroles sans intérêts, et étaient
bien trop courts. Les DJs utilisaient des walkmans
pour n’enregistrer que les parties utilisables
des morceaux, puis se livraient à tout un bricolage
pour réaliser des mixes estampillés
100% Goa. L’influence de la musique classique
indienne n’est pas non plus à négliger
en ce qui concerne le développement du son
Goa Trance.
C’est ainsi qu’
en
1985, toute la musique jouée à Goa finit
par être électronique. On pouvait
reconnaître quelques groupes célèbres,
comme Frankie Goes to Hollywood, Dead or Alive, Portion
Control… Mais, la plupart du temps, les morceaux
provenaient de B-sides de 12” et de dub mixes,
très difficiles à se procurer. A titre
d’illustration, citons ce qui est arrivé
à Sven Väth, le pape allemand de la Trance,
lors de son premier voyage à Goa : «
Un des premiers DJ de Goa, Laurent, vint me voir et
me dit combien il appréciait mes premières
productions 16 bits. Quasiment personne ne connaît
ces enregistrements ! »
Les Full Moon Parties : la métaphore
de l’initiation
Jusqu’au milieu des années
90, l’esprit hippie qui perdurait sur les plages
de Goa depuis 30 ans marquaient très fortement
tous ceux qui s’y rendaient :
Tsuyoshi Suzuki [Prana] : «
Ma vie a changé. Je me suis complétement
retiré de la société. Au Japon,
vous faites partie intégrante de l’entreprise.
C’est ainsi que nos parents nous éduquent.
Je suis donc allé à l’Université
puis j’ai travaillé. Après Goa,
j’ai tout laissé tombé. »
Mark Allen [Quirk] : « Je
me suis rendu compte que travailler pour gagner beaucoup
d’argent n’était pas ce que je
voulais faire de ma vie. D’après moi,
ce n’est pas tant tout laisser tomber que s’apercevoir
que vous n’avez pas forcément à
rentrer dans le moule. Il y a tellement de gens qui
travaillent, frustrés, avec des rêves
plein la tête. »
James Monro [Technossomy] : «
Cela m’a ouvert à la religion. Voir comment
on peut être heureux sans matérialisme.
Les ambitions que je nourrissais quand j’étais
petit, comme gagner plein de fric, se sont tout simplement
envolées. »
Comme le répète Goa
Gil, l’esprit Goa est donc bien plus qu’une
« fête sous les cocotiers ».
En fait, le DJ est considéré comme un
chamane des temps modernes, transformant
sa table de DJ en autel (symboles hindous ou aborigènes),
et conduisant sa congégation pour un voyage
spirituel tout au long de la nuit, retraçant
l’histoire de l’humanité : morceaux
légers et lents au début, puis graduellement
devenant plus durs et répétitifs.
L’apogée est atteint avant l’aube,
puis un retour à des morceaux plus joyeux et
mélodiques saluant la venue du soleil se produit.
Symboliquement, cette évolution du set musical
initiatique traduit la destruction de l’ego,
avant que la lumière ne comble le vide laissé
par cette séance de transe.
A la différence des autres styles électroniques,
la qualité technique du mixage n’est
pas primordiale : d’une part, le périple
tracé par le set se doit de présenter
des temps de pause, et d’autre part l’emploi
historique de cassettes puis de DAT pour les soirées
(les vinyls fondaient et se salissaient) rendaient
toute tentative de beatmatch très hasardeuse.
Full Moon Party (Poona , 1994) |
Déroulement d’une
party typique
La saison des parties se déroule
de fin novembre à avril. Deux endroits mythiques
pour les parties sont
Bamboo Forest sur Anjuna Beach et
Disco Valley sur Vagator. Légalement, la diffusion de musique
amplifiée est interdite après 22h :
toutes les soirées sont donc hors la loi. Jusqu’à
1990, un petit bakchich – l’argent provenait
de la recette des bars ou directement de la poches
des participants – ou quelques bières
permettaient néanmoins de tenir la police à
l’écart.
Pour trouver une party, il faut se fier aux rumeurs
entendues pendant la journée, ou demander aux
taxis. Au coucher du soleil, les gens se rendent sur
la plage dans leur bar favori (Shore Bar à
South Anjuna ou Nine Bar sur Vagator Beach par exemple).
Là, on boit une bière, et on fume un
premier pétard. Vers 21h, on dîne. A
partir de minuit, la musique commence à se
faire bien entendre. On peut suivre la file des vespas
qui s’enfonce dans la nuit, guidée par
la musique.
Tout autour de la piste de danse, devant laquelle
se tient la tente sous laquelle officie le DJ, il
y a la zone de détente, avec des lampes à
pétrole et des matelas mis à disposition
par les villageoises qui vendent du thé, des
sandwichs, des fruits, des cigarettes. C’est
également là que l’on rencontrent
les dealers.
Entre 3h et 5h, la party est à son apogée.
La musique s’arrête généralement
vers midi, mais les grosses parties peuvent s’étaler
sur plusieurs jours.
Coucher de soleil depuis le Shore Bar |
La disparition de la scène originelle
En 1990, la police a fini par intervenir
vigoureusement, et les fêtes furent systématiquement
interdites. Mais dès 1991, la pression des
autorités se relâcha. Entre temps, la
jeunesse israélienne ou japonaise avaient entendu
parler de Goa. Entre autres facteurs déclencheurs,
des DJs comme Fred Disko ou Ray Castle avaient commencé
à faire des Goa Trance Parties à travers
le monde dès 1987. Ce fut le déferlement.
Alors que les parties comptaient jusque là
autour de 200 participants, ce nombre monta jusqu’à
1500 pendant la saison 1991/1992. A partir de 1997,
le nombre de visiteurs à Goa dépassa
même le nombre de résidents.
Goa
devint peu à peu une nouvelle Ibiza : des jeunes clubbers occidentaux, tentant maladroitement
d’imiter les hippies des années 60, se
montrent en réalité arrogant avec la
population locale, souillent l’environnement
et ne manifestent aucun intérêt pour
la culture ou la spiritualité indienne. En
2000, l’ecstasy devint la drogue numéro
1 de Goa, devant le LSD. Tout cela fait dire à
Goa Gil : « Nous sommes arrivés ici il
y a si longtemps, au bout d’une route poussiéreuse,
sur une plage déserte. Aujourd’hui, le
monde entier est à nos portes. »
Politiquement, la situation devint explosive. Tolérer
quelques excentriques sous LSD sur une plage déserte
passe encore, mais que Goa devienne le paradis de
la drogue pour toute une frange de la jeunesse mondiale
certainement pas. Les descentes de police pendant
les fêtes illégales deviennent de plus
en plus fréquentes. Les autorités sont
également soumises à une pression grandissante
de la part d’un groupe d’environnementalistes,
désireux de faire cesser les parties qui, d’après
eux, causent de sévères dégâts
aux plages et aux forêts de Goa. Ils commencèrent
leur lobbying contre la « pollution sonore »
des parties, considérant la musique amplifiée
comme une menace publique. Leur persévérance
fut enfin récompensée quand une court
indienne interdit toute musique jouée en extérieur
au dessus de 45 décibels.
L’avenir s’annonce sous la forme de fêtes
commerciales avec le soutien des autorités,
à l’image de Goa2000[4], à des
années-lumière de l’esprit hippie
des année 60...